Le cinéma d'auteur à Grenoble
Il se trouve que j'ai été la dernière spectatrice de l'ancien Méliès qui fermait ses portes rue de Strasbourg fin juin avant de déménager dans un nouveau bâtiment à la Caserne de Bonne. Pour la séance de clôture, Bruno Thivillier, directeur de ce cinéma classé "Art et Essai", a choisi "Deep end" du réalisateur polonais Jerzy Skolimowski, tourné en 1970 à Londres. Je suis venue en retard comme toujours, il n'y avait plus de places, mais, par miracle, on m'a trouvé une place, on dirait une demi-place. Serrée contre le mur, j'ai été absolument heureuse, car d'abord "Deep end" est un véritable chef-d'oeuvre ayant pour sujet l'amour impossible que Skolimowski a développé plus tard dans "Quatre nuits avec Anna" (2008). Et puis, le Méliès est tout un symbole pour moi, un îlot du cinéma d'auteur en France qui a régulièrement programmé les films russes: Tarkovski, Zviaguintsev, Sokourov, Lounguine, sans oublier Alexeï Guerman-jr, dont le film "Soldat en papier" a été projeté il y a deux ans dans le cadre de notre festival "Entre NOSTALGIA et EUPHORIA: cinéma d'auteur, théâtre, poésie russes" organisé en partenariat avec le Méliès, entre autres. C'est là que j'ai vu également un époustouflant dessin animé "Le vilain petit canard" de Garry Bardine ainsi que deux superbes multikis d'Alexandre Petrov "Le vieil homme et la mer" d'après Hemingway et "La Vache" d'après Platonov (Oscar 2000). Que de moments émouvants et nostalgiques passés dans cette petite salle rue de Strasbourg! Adieu, l'ancien Méliès! Bonjour, le nouveau!
Et le nouveau Méliès, c'est quelque chose de splendide: trois salles modernes ni trop grandes ni trop petites avec des fauteuils confortables, un bar, un emplacement très agréable. Et quelle surprise: parmi les premiers films, "Faust" d'Alexandre Sokourov. Je n'ai pas réussi à être la première visiteuse du nouveau Méliès: il y avait beaucoup de monde à l'ouverture ce qui m'a paru plutôt rassurant.
Quoi dire de cette adaptation du célèbre drame de Goethe réalisée par Alexandre Sokourov? Je savais que ce n'était pas un film facile à regarder, comme, d'ailleurs, tous les autres films de ce réalisateur de génie. Mais "Faust" s'est avéré une vraie épreuve. Non seulement à cause des scènes choquantes au début du film reproduisant la recherche de l'âme dans un corps humain. C'est que l'esthétique de Sokourov basée sur la déformation du corps, sur l'exiguïté de l'espace, sur l'indétermination (voir là-dessus un excellent ouvrage de Михаил Ямпольский "Сквозь тусклое стекло", М: НЛО, 2010) crée forcément un ressentiment de pénibilité. Sokourov a présenté sa vision de la légende de Faust sans suivre à la lettre le texte de Goethe. Certes, un pacte avec le diable a été signé, mais le prince des démons dans le film n'est pas un séducteur plein d'esprit, c'est un prêteur sur gages assez dégoutant. Là, il s'agit, peut-être, d'une allusion au personnage de "La Douce " de Dostoïevski, un prêteur sur gages qui se présente à sa future fiancée, en citant "Faust", en qualité de Méphistophélès pour embellir son piètre rôle quand elle lui apporte l'icône de la Vierge pour la mettre en gage. Marguerite incarnée par Isolda Dychauk, une merveilleuse actrice allemande d'origine russe, ressemble, en effet, à une Douce ou à une Sonetchka du "Crime et Châtiment". Son visage filmé dans un flux de lumière éblouissante fera sans doute partie des plus belles images de l'histoire du cinéma. Dans la scène finale du film, Faust, ayant lapidé le diable, s'en débarrasse et monte à grands pas vers les sommets, tel un surhomme. Nietzsche est donc de retour avec son concept-clé de volonté de puissance. Ce n'est pas un hasard si Sokourov définit son film comme l'aboutissement de sa tétralogie sur le pouvoir: "Moloch" (sur Hitler), "Taurus" (sur Lénine), "Le Soleil" (sur l'empereur japonais Hirohito).
Ouf, heureusement, les vacances approchent et on peut se détendre, se permettre une paresse intellectuelle et goûter tout simplement les nourritures terrestres en attendant celles de l'esprit à la rentrée. Bonnes vacances à toutes et à tous!