"Court-circuit" et "Soldat de papier"
L'idée du festival "Entre Nostalghia et Euphoria" était de révéler une certaine continuité du cinéma russe pour ce qui est de la quête spirituelle et l'interprétation de la voie historique de la Russie: d'une part, Tarkovski et Askoldov et, d'autre part, les jeunes cinéastes de nos jours avec une figure intermédiaire entre ces deux générations, celle de Pavel Lounguine.
Cette semaine, c'était au tour de jeunes réalisateurs de montrer leurs performances. Nous avons vu deux films de "trentenaires": "Court-circuit" et "Soldat de papier". Le premier représente un programme de court-métrages autour du thème de l'amour, d'une rencontre entre un homme et une femme qui va basculer leur vie. C'était l'idée de Sabina Eremeeva, productrice du studio "Slon", qu'elle a proposée de réaliser à cinq jeunes cinéastes, à savoir Boris Khlebnikov, Ivan Viripaev, Piotr Bouslov, Alexeï Guerman-jr, Kiril Serebrennikov.
Leurs visions, styles et approches se sont avérés très différents, mais le résultat est marqué d'une singularité étonnante. Moi personnellement, j'ai beaucoup aimé les deux premiers sketchs: celui de Khlebnikov dans lequel les situations de la vie quotidienne des Russes étaient tellement marrantes et reconnaissables qu'il était impossible de s'empêcher de rire ainsi que celui de Viripaev "Ressentir", un court-métrage original à commencer par le fait qu'il a été tourné par un appareil photo. Le titre même de la nouvelle et son contenu confirme l'évolution de Viripaev, issu du milieu théâtral, dans sa recherche spirituelle: il est dorénavant passionné pour le bouddhisme.
C'est Nastia Netchaeva, directrice adjointe du studio moscovite "Slon", qui a présenté "Court-circuit". Ayant été coordinatrice de ce projet, elle nous a parlé des circonstances du tournage,des choses qui restent derrière l'écran. Son récit a été très bien traduit en français par Marion Zabat, étudiante de l'IEP. Le débat était très vif. Nastia est venue de Moscou sur l'invitation de "La Cerisaie" en apportant sa bonne humeur, son optimisme, sa jeunesse, ses connaissances de l'état actuel du cinéma russe et même du beau temps. Il a fait beau pendant les cinq jours où elle était à Grenoble. Aujourd'hui, elle est rentrée à Moscou et il pleut toute la journée en accord avec notre tristesse.
Vendredi soir, "Le Méliès" qui a soutenu notre festival, a projeté "Soldat de papier" d'Alexeï Guerman-junior. Un film très dense, très riche, parfois métaphorique à la Fellini, parfois hyperréaliste avec des images en perpétuel mouvement, comme dans les films de son père
Le jeune réalisateur qui est né en 1976 a rendu hommage par son film à la génération de ses parents, le réalisateur Alexeï Guerman-père et la scénariste Svetlana Karmalita, des "шестидесятники", gens nouveaux des années 60, la génération du dégel, période entre le XX Congrès du parti en 1956 et la destitution de Khrouchtchev en 1964. La déstalinisation, l'ouverture des camps et la destruction du Goulag, le temps de grands espoirs, de liberté et de foi dans l'avenir heureux, voici le contexte historique de ce film qui a été reproduit avec beaucoup de justesse.
C'est un film sur l'intelligentsia russe avec son idéalisme et ses illusions perdues. Ce n'est pas un hasard si les personnages du film, les jeunes intellectuels russes de l'époque du dégel, s'expriment à la Tchekhov et le citent expressis verbis. Le personnage principal, médecin et chercheur Daniil Pokrovski, qui travaille avec le premier groupe de cosmonautes soviétiques, est sujet à des doutes permanents, il est tiraillé entre son devoir professionnel et sa conscience morale. A la veille du premier vol de l'homme dans l'espace, un accident s'est produit: un des candidats aux cosmonautes a péri dans une chambre barométrique. Daniil est angoissé et tourmenté: mais est-ce que la Grande Conquête spatiale vaut les victimes humaines; au nom de quoi il envoie ces jeunes gens à la mort? Incapable à répondre à ces questionnements, le héros meurt d'une crise cardiaque alors que la fusée avec le premier homme à bord vole dans l'espace.
Il y a ici un lien avec le film "Nostalghia" de Tarkovski qui traite aussi le thème de l'homme "faible". Gortchakhov, personnage principal de "Nostalghia", tout comme Pokrovski, n'est pas un lutteur, mais un penseur, un homme honnête qui est capable de se sacrifier pour un idéal élevé. Dans son livre "Le Temps scellé", Tarkovski considère cet état d'âme comme celui du meilleur de l'intelligentsia russe: une conscience morale, toujours insatisfaite, qui recherche avec ferveur la foi, l'idéal et le bien (p.183). D'ailleurs, le sacrifice est le motif récurrent de la chanson de Boulat Okoudjava "Soldat de papier" qui a donné le titre au film de Guerman-jr:
Он был бы рад - в огонь и дым-
За вас погибнуть дважды
Но потешались вы над ним -
Ведь был солдат бумажный.
........................
- В огонь? Ну, что ж! Иди! Идешь? -
И он шагнул однажды.
И там сгорел он ни за грош -
Ведь был солдат бумажный...